La nourrice s'adresse dans cet extrait à Phèdre.
LA NOURRICE
Épouse de Thésée, race illustre de Jupiter, chasse de ton cœur les désirs impurs ; étouffe une flamme coupable ; n’ouvre pas ton cœur à de funestes espérances. Quiconque résiste d’abord à l’amour et repousse ses séductions est assuré de le vaincre. Mais celui qui accueille l’insinuant ennemi, accepte un joug que plus tard il essayerait en vain de secouer. Je n’ignore pas, en te parlant, combien la vérité déplaît aux oreilles superbes1 des rois ; ils ne veulent pas qu’on les rappelle à la vertu. Mais, quel que doive être le prix de mon zèle, je me résigne d’avance. Vieille comme je suis, je serai bientôt libre ; et cette idée m’inspire du courage.
Résister fermement à la passion, et n’y pas succomber, est le premier degré de l’honneur ; le second est d’avoir au moins la conscience de sa faute. Infortunée ! quel est ton espoir ? Pourquoi ajouter aux crimes de ta famille, et surpasser celui de ta mère ? Un crime est plus hideux qu’un monstre ; car celui-ci peut être l’effet de la fatalité, l’autre ne vient que du dérèglement des mœurs. Si tu crois pouvoir cacher ta faute et n’avoir rien à craindre, parce que ton époux n’est pas sur la terre, tu es dans l’erreur. Et quand il serait enseveli dans les abîmes du Léthé2, retenu à jamais sur les rives du Styx3, crois-tu que ce roi dont l’empire s’étend au loin sur la mer, et qui commande aux cent villes de la Crète, que ton père enfin ne découvrira pas cet affreux mystère ? Il est difficile de tromper un père. Mais supposons qu’à force de ruse et d’adresse nous lui dérobions ce funeste secret : le cacheras-tu à ton aïeul, dont les rayons éclairent tout ce qui existe4 ; au père des dieux, qui ébranle l’Olympe des foudres sorties des forges de l’Etna5 ? Espères-tu échapper aux regards de tes aïeux, auxquels dans le monde rien n’échappe ? Suppose même enfin que les dieux complaisants couvrent d’un voile tes coupables jouissances, et, ce que les grands criminels n’obtiennent jamais, que le secret te soit fidèlement gardé : songes-tu aux tourments, aux alarmes d’une âme bourrelée de remords, et qui se craint elle-même ? Une adultère trouve quelquefois impunité dans le crime ; sécurité, jamais. Étouffe, je t’en conjure, un amour impie. Ne te souille pas d’un forfait inconnu même chez les Gètes6 errants, chez les peuples sauvages du Taurus7 ou les Scythes8 vagabonds. Chaste jusqu’à ce jour, renonce à un crime ; et que l’exemple de ta mère te préserve d’un amour monstrueux.
Sénèque, Phèdre, Ier siècle ap. J.-C., traduction du latin publiée par M. Nisard, revue et annoté par Christophe Jamault, 1866
1. Superbe : orgueilleuses. 2. Léthé : fleuve des Enfers dans la mythologie grecque, procurant l'oubli à quiconque buvait de son eau. 3. Styx : fleuve des Enfers. 4. Aïeul, dont les rayons éclairent tout ce qui existe : périphrase désignant le dieu Soleil. 5. Etna : volcan italien. 6. Gètes : nom donné par les Grecs aux populations vivant dans les actuels Balkans. 7. Taurus : chaîne de montagnes située dans l'actuelle Turquie. 8. Scythes : peuples nomades d'Eurasie dans l'Antiquité.
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